dimanche 15 décembre 2013

Winnie Mandela, l'autre Mandela


L'ex-épouse de Nelson Mandela serait-elle la voix de l’autre Afrique du sud, celle qui reproche à Madiba d’avoir trop cédé aux blancs?

Winnie Mandela le 10 décembre 2013 à Johannesburg pour l'hommage à Nelson Mandela. REUTERS/Kai Pfaffenbach
- Winnie Mandela le 10 décembre 2013 à Johannesburg pour l'hommage à Nelson Mandela. REUTERS/Kai Pfaffenbach -
«Personne ne connaît Mandela mieux que moi», aime à dire Winnie Mandela. Figure tour à tour adulée ou détestée de la scène politique sud-africaine, l’ancienne épouse du héros sud-africain a aussi été applaudie par la foule venue le célébrer, mardi 10 décembre à Soweto.
Et sur Twitter, certains de ses supporters digèrent mal que Barack Obama ait semblé l’ignorer.

Malgré ses 76 ans, son divorce et quelques affaires pendantes, Winnie est toujours membre du Comité national exécutif, l’instance dirigeante de l’ANC. Mais pourrait-elle revenir au premier plan maintenant que son ancien mari est décédé? Que représente aujourd’hui celle qui fut si longtemps célébrée par la communauté noire comme la «Mère de la Nation» ?
Flashback. Tribunal de Johannesburg, le 14 mai 1992. Nelson Mandela croit toujours en l’innocence de sa femme, dit-il, mais il n’a pas jugé bon d’assister à l’épilogue du procès dans lequel celle-ci comparait. Avant de prononcer la peine, le juge blanc n’a pas de mots assez durs pour cette dernière qu’il qualifie de «menteuse», «sans principe et sans honte» qui n’a montré «aucune compassion pour les six victimes». Elle est condamnée à six ans de prison ferme pour enlèvement et complicité dans les agressions commises sur plusieurs jeunes garçons par sa garde rapprochée, le Mandela United Football Club (MFUC), lequel sert également d’officine de recrutement pour l’aile armée du Congrès national africain (ANC, interdit jusqu’en 1990).
Il aura fallu toute l’habileté du vieil ami de Nelson Mandela, l’avocatGeorges Bizos, la complicité du procureur du Transvaal et un alibi contesté depuis, pour lui éviter d’être accusée et reconnue coupable du meurtre du jeune Stompie Seipei. Ultérieurement, sa peine de prison sera d’ailleurs commuée en une lourde amende.  
Le couple Mandela ne survivra pas à ce scandale. Quelques mois plus tard, Winnie part en voyage à l’étranger avec son jeune amant Dali Mpofu. C’est l’incartade de trop. A son retour, Nelson Mandela quitte le domicile conjugal. Le divorce est prononcé en 1996, Mandela est alors président d’Afrique du sud depuis deux ans. Et entretemps, Winnie a été condamnée pour détournements de fonds.
En vérité, cette rupture n’est pas qu’amoureuse. C’est également un divorce politique. 
Depuis que son mari a été libéré, Winnie supporterait-elle mal d’avoir perdu le premier rôle? Dès le début des négociations, elle désapprouve la méthode de son mari et lui reproche d’être trop compréhensif à l’égard du président Frederik de Klerk qu’elle soupçonne de favoriser les affrontements meurtriers qui opposentl’ANC aux Zoulous de l’Inkatha, le parti de Mangosuthu Buthelezi, lequel prône un Etat fédéral et n’exclut pas de s’allier avec le parti nationaliste blanc. Et elle le dit haut et fort. 
REUTERS
Pourtant c’est Nelson, l’avocat de 18 ans son aîné, boxeur par hobby et tempérament, qui va commencer à politiser cette jeune assistante sociale, intelligente, brillante même, dont il est très amoureux et dont le père –un responsable du Transkei– fait au contraire le jeu de l’apartheid. L’enseignement sera de courte durée. Mariés en 1958, Winnie et Nelson n’auront quasiment pas de vie commune. Trente ans plus tard, confronté aux dérives de son épouse, Mandela veut en prendre sa part de responsabilité. Il se reproche de ne pas avoir été assez présent auprès d’elle.    
En mars 1961, avec le lancement de la branche armée de l’ANC et la première campagne de sabotage, Nelson Mandela entre dans la clandestinité. «Il voyait rarement Winnie et il était vraiment fou d’elle, il prenait des risques insensés pour la rejoindre, je le lui disais souvent, mais il ne pouvait pas s’en empêcher, Il vivait très mal cette séparation», me racontait son ancien compagnon de lutte, communiste et blanc, Lionel Bernstein, en 1989 à Lusaka (Zambie) où l’ANC encore interdite en Afrique du sud était en exil.
Nelson Mandela est arrêté le 5 août 1962. «Une part de mon âme s’en est allée avec lui ce jour-là», dira Winnie Mandela. En 1964, il est jugé pour sabotage, trahison et atteinte à la sûreté de l’Etat dans le cadre du procès de Rivonia et envoyé à «perpet» casser des cailloux au bagne de Robben Island. En prison, Nelson écrit à Winnie:
«Ces jours-ci je pense beaucoup à toi, Dadewethu, ma dame, camarade et mentor; tandis que je t’écris ta belle photo se trouve à moins d’un mètre au-dessus de mon épaule gauche. Je l’époussette avec soin chaque matin; cela me donne l’agréable sensation de te caresser comme dans le temps
De ses 27 années à Robben Island, puis sur le continent, on a tout dit ou presque et en particulier comment Nelson Mandela (avec ses camarades) aurait réussi à en imposer à leurs geoliers et à faire de ces lieux une «université» de la résistance à l’apartheid.
On a en revanche bien moins raconté  tout ce que Winnie a subi. Le régime blanc nationaliste dont l’arsenal répressif rivalise avec ce qui se fait de mieux dans le genre à l’époque ne lui épargne rien. 
Pressions de toutes sortes: sur ses employeurs, sur ses filles qu’elle finira par envoyer étudier au Swaziland; irruptions en pleine nuit dans la petite maison d’Orlando ouest à Soweto, menaces répétées; et puis la prison en 1969 pendant 491 jours –elle vient, en 2013, de publier le journal qu’elle a tenu alors: les fouilles vaginales, l’isolement, la torture, l’humiliation...
Avec la révolte des écoliers contre l’enseignement de l’afrikaans en 1976, Winnie acquiert une stature au niveau national. Puis, le régime l’assigne à résidence pour dix ans. Elle est interdite de séjour à Soweto, confinée à plusieurs centaines de kilomètres dans le très conservateur Etat d’Orange, à Brandford: sa «petite Sibérie».
«C’est alors que j’ai pris contact avec elle, raconte Alain Bockel, conseiller culturel à l’Ambassade de France à l’époque. Je n’avais parlé à personne de cette visite. Et hormis peut-être un Norvégien de service, aucune des “grandes” ambassades ne lui avait encore rendu visite. Elle paraissait alors très seule
La loi interdit de parler de Mandela. Ni ses photos, ni ses propos ne peuvent être publiés. Et s’il continue à exister aux yeux de la population sud-africaine et de l’opinion publique internationale, c’est en grande partie à l’activisme de Winnie qu’il le doit.
A partir de 1980, la campagne «Free Mandela» est lancée. Deux ans plus tard, Mandela est transféré sur le continent, dans la prison de haute sécurité de Pollsmoor. En 1984, ils auront leur première «visite de contact». Winnie apparaît alors comme dépositaire des propos et des consignes du leader. Alain Bockel raconte:
«Elle m’avait longuement expliqué qu’il n’était pas question pour l’Afrique du sud de répéter les erreurs des révolutionnaires africains au moment des Indépendances. Visiblement, elle en avait parlé avec Nelson Mandela et avait reçu la consigne de faire passer le message.»
En 1985, le Glasgow Herald écrit:
«Ils peuvent bien écrire des chansons pop sur le combattant de la liberté Nelson Mandela (...) mais sa femme est toute aussi –et de plus en plus– importante aux yeux des Sud-Africains
Mais Winnie est aussi le talon d’Achille de l’ennemi numéro 1 du régime blanc. Ses «infidélités» ont été distillées à Mandela par le biais de l’administration pénitentiaire qui, à Robben Island, parsemait son lit d’articles parus dans la presse évoquant les liaisons de sa femme. Et puis certaines de ses déclarations ne sont pas exactement dans la ligne de Mandela: comme lorsqu’elle prône, en 1985, de faire subir aux «traîtres» (noirs qui travailleraient pour la police et dont Winnie avait la hantise tant furent nombreuses les infiltrations de son entourage) le «supplice du collier», un pneu arrosé d’essence enflammée passé autour du cou. Plusieurs centaines de supposés «indics» mourront ainsi dans les années 1980, parfois victimes de rumeurs ou de règlements de compte plutôt que de faits de «collaboration».
C’est à l’époque de l’opération de la prostate de Mandela en 1985 (les autorités ont alors très peur que Nelson Mandela ne meure en prison) que Winnie voyage dans le même avion que le ministre de la Justice, Kobie Coetsee. Elle l’aurait alors convaincu de rendre visite à son mari. Les négociations secrètes entre le gouvernement nationaliste et Nelson Mandela débutent. Ce dernier est bientôt installé dans la maison confortable, avec piscine, du directeur de la prison de Victor Verster, aux environ du Cap. Niel Barnard, le chef des services de renseignements sud-africains, propose que Winnie vienne y vivre. Celle-ci refuse catégoriquement.
Quand s’est opéré le tournant chez Winnie? Quand a-t-elle «décroché»? Sa période de détention, en 1969, a indéniablement constitué une rupture. Puis à partir du milieu des années 1980, très courtisée, subventionnée, a-t-elle attrapé la «grosse tête»? A-t-elle sombré dans un délire paranoïaque –pas totalement injustifié– qui lui faisait voir des ennemis partout, si fréquent chez les hommes (et femmes) de pouvoir? Quel rôle l’alcool aurait-il joué dans ces dérives?
Informé par plusieurs responsables de l’ANC des exactions du Mandela United Football Club et de sa femme, et tout particulièrement du meurtre d’un jeune «comrade», Stompie Seipei, et de l’assassinat du dernier médecin, le docteur Abu-Bakr Asvat, qui l’a ausculté, Nelson Mandela se fâche mais ne parvient pas à se faire entendre de Winnie. Celle-ci joue de plus en plus «perso». Sans exclure une certaine jalousie à son égard de leur part, les caciques du mouvements anti-apartheid sont exaspérés. «Elle n’en fait qu’à sa tête», se plaint le président de l’Association civique de Soweto, Isaac Mogase, sorte de «maire de l’ombre», qui s’en ouvre à un prêtre français vivant à Soweto, Emmanuel Laffont, lequel fera parfois office de médiateur.
A la veille de la libération de Nelson Mandela, la tension est telle que certains responsables font pression pour que, le 11 février 1990, Nelson Mandela ne sorte pas au bras de Winnie. Ce dernier refuse, et rend un hommage appuyé à sa femme.
REUTERS/Paul Velasco
Parallèlement, l’homme des services secrets de l’ANC en exil puis du gouvernement de la nouvelle Afrique du sud, Joe Nhlanhla, qui avait connu Mandela dans les années 1950, est personnellement chargé de la chaperonner.
Tandis que Winnie détient certaines positions (à la tête de la ligue des femmes de l’ANC, puis au gouvernement), elle multiplie les critiques à l’égard du processus de négociation, dont elle est exclue, dénonce des compromissions et l’élitisme des dirigeants. Puis réfute la légitimité de la Commission de la vérité et de la réconciliation, mise en place en 1995, devant laquelle elle comparaît mais ne cède presque rien. Elle semble parfois proche du Mouvement de la conscience noire. Et elle a des mots très durs pour Nelson Mandela, à qui elle reproche d’avoir bradé le «deal» final. En 2010, elle assène:
«L’économie est toujours très blanche (…) tant (de noirs) ont donné leur vie pour la lutte et sont morts sans en avoir été récompensés.»
Et c’est en cela que Winnie Mandela ne peut être ignorée aujourd’hui.
Aussi paradoxal que ce soit, elle représente ces Sud-africains, essentiellement noirs, qui reprochent à Nelson Mandela d’avoir trop cédé aux intérêts blancs. Certes, une nouvelle bourgeoisie, les «black diamonds», a vu le jour, mais vingt ans ont passé depuis l’élection du premier Président noir en 1994, or près de la moitié des noirs de moins de 30 ans sont au chômage, et le revenu moyen des blancs reste six fois supérieur à celui des noirs.
C’est ce que dénonce également l’une des figures montantes de la scène politique sud-africaine, Julius Malema, qui, à la tête de la Ligue de la Jeunesse de l’ANC, s’est opposé à la vieille garde, un peu à l’image de Nelson Mandela dans les années 1950. Ce populiste de 32 ans, qui trempe dans plusieurs affaires financières obscures, a dénoncé «l’impérialisme américain», lancé de véritables appels au meurtre des fermiers blancs, soutenu la politique de Robert Mugabe au Zimbabwe, et prôné la nationalisation des mines.
Suspendu de l’ANC pour cinq ans en 2012, béret rouge à la Hugo Chávez vissé sur la tête, Julius Malema vient de lancer le parti des«Combattants pour la liberté économique» (EFF). Et fin novembre, il a rendu un hommage appuyé quoiqu’ambigu à Winnie Mandela:
«Si nous avions tout le pouvoir, nous devrions faire d’elle notre Présidente avant qu’elle ne meure. Si nous n’honorons pas Winnie, cela veut dire que la propagande de l’apartheid a réussi.» 
En Afrique du sud, il y a aussi ceux qui critiquent la politique de réconciliation de Nelson Mandela. Ils lui reprochent même, parfois, à mi-mots, de les avoir «volés d'une révolution». Et ils sont loin d’être marginaux. Dans ce combat-là, alors l’icône Winnie, l’autre Mandela, leur est bien utile.
Ariane Bonzon

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